Entretien
Conférence Internationale du Travail 2024 : Enjeux et opportunités pour les travailleurs
Dans un contexte mondial marqué par des crises économiques, climatiques, sanitaires et sociales sans précédent, Béatrice Lestic, Vice-Présidente – Travailleurs de la 112ème session de la Conférence Internationale du Travail (CIT) ; partage sa vision du "Nouveau Contrat Social" présenté par le Directeur-Général de l'OIT. Lors de cette interview, elle souligne l'importance d'un engagement universel et inclusif pour la protection des travailleurs et la nécessité de politiques cohérentes pour assurer un avenir prospère et équitable. Madame Lestic aborde également les défis spécifiques liés aux dangers biologiques, aux discriminations dans l'économie du soin et exprime ses attentes pour cette 112ème CIT.
10 juin 2024
Le Directeur-Général a présenté cette année son rapport intitulé Vers un Nouveau Contrat Social, avec l’objectif de "faire de la justice sociale le fondement d'une paix durable, d'une prospérité partagée, de l'égalité des chances et d'une transition juste". Quelle signification donnez-vous au nouveau contrat social pour les travailleurs ?
Béatrice Lestic : Les effets combinés des multiples crises (économiques, climatiques, sanitaires, démocratiques, guerres…), que le monde traverse depuis un certain nombre d’années, rendent aujourd’hui plus difficile la réalisation de la justice sociale et des Objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies à l’horizon 2030. Or, il est devenu urgent de remettre l’Homme et la planète au centre du jeu. Cela implique de mettre véritablement l’économie au service de l’humain, de protéger les citoyens et les travailleurs, et de sauver la planète des différentes menaces qui s’annoncent. Si ce nouveau contrat social doit inévitablement être universel et inclusif, en ce qu’il doit bénéficier à tous les travailleuses et travailleurs du monde, quel que soit leur statut, il doit également revêtir une fonction redistributive. En effet, les gains issus du progrès économique et technologique doivent être équitablement redistribués, car les travailleurs contribuent, par leur travail, à la création des richesses. Ces gains doivent aussi permettre les indispensables investissements dans les services publics et l’éducation et de garantir une protection sociale pour tous. Le dialogue social à tous les niveaux constitue l’outil efficace pour faire face aux défis et crises, en apportant des solutions concrètes.
Le multilatéralisme est aujourd’hui menacé par le déficit de confiance dans les institutions nationales et internationales. Il est temps d’avoir une véritable cohérence des politiques au sein du système multilatéral, plus particulièrement en termes de politiques sociales, entre les différentes agences de l’ONU, mais aussi avec les institutions financières internationales. Dans ce cadre, l’OIT qui est la seule agence internationale tripartite, doit jouer pleinement son rôle de chef de file sur les questions sociales. Il faut donc œuvrer pour ce nouveau contrat social en s’appuyant sur les normes et les Déclarations de l’OIT pour véritablement les concrétiser et les mettre en œuvre. Le dialogue social tripartite est exigeant, mais il a su démontrer, depuis la création de l’OIT, qu’un cadre exigeant de normes sociales ne constituait pas un frein à la prospérité économique et améliorait la vie des travailleurs.
La Déclaration de Philadelphie dont nous célébrons le 80ème anniversaire cette année nous rappelle avec d’autant plus d’acuité que « le travail n'est pas une marchandise ; la liberté d'expression et d'association est une condition indispensable d'un progrès soutenu; la pauvreté, où qu'elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous ».
Un des thèmes majeurs de la Conférence porte sur les dangers biologiques, comme l’a montré la récente pandémie du COVID19. Quelles sont les avancées nécessaires pour assurer la protection des travailleurs, notamment ceux qui sont à risques dans les hôpitaux, laboratoires et autres métiers qui exposent à des bactéries et virus ?
En 2022, la Conférence internationale du travail a reconnu deux nouvelles conventions de l’OIT relatives à un milieu de travail sûr et salubre (Conventions n°155 et n°187 de l’OIT) comme fondamentales. Cela implique, pour les Etats membres, qu’ils aient ou non ratifié ces conventions, d’en assurer le respect et d’en faire la promotion. La pandémie du Covid 19 a aussi mis en évidence l’importance de protéger les travailleurs travaillant dans des secteurs à risques, et ceux, essentiels, qui ont permis d’assurer la continuité économique et sociale dans de nombreux Etats. L’objet de la discussion normative sur les dangers biologiques est de répondre à cette lacune normative. Il est dès lors indispensable que cela se traduise par une convention qui couvre tous les travailleurs, sans exception. Cette norme doit pouvoir reconnaître un principe général de précaution pour faire face aux risques biologiques au sein de son environnement de travail.
Avec la croissance et le vieillissement de la population dans certaines régions du monde, le secteur de l’économie du soin et des services à la personne, va connaître un boom dans les années à venir. On sait aussi que c’est un secteur de l’économie formelle et informelle qui est particulièrement touché par les discriminations de genre et de classe sociale, avec une surreprésentation de femmes et jeunes filles, souvent mal ou non payées. Quelles sont les actions concrètes qui peuvent être prises pour protéger les travailleuses de l’économie du soin des discriminations qui renforcent leur précarité ?
Les emplois de l’économie du soin sont effectivement fortement féminisés. Ils caractérisent les inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes : bas salaires, compétences professionnelles mal reconnues, mauvaises conditions de travail, pénibilité… et la situation s’est encore détériorée après la pandémie. Il est crucial que ces métiers du soin soient valorisés, car le soin contribue au bien-être et constitue un élément indispensable à la soutenabilité de la société. Pour cela, des politiques d’investissements publiques sont nécessaires pour assurer des emplois de qualité dans le secteur du soin. A cet égard, la discussion sur l’économie du soin est essentielle. Il est aussi indispensable d’assurer l’application du principe d’un salaire égal pour un travail de même valeur, tel que le prévoit la convention n° 100 de l’OIT. Cela doit reposer sur la transparence des rémunérations et la mise en place de politiques salariales et de mécanismes de fixation des salaires qui promeuvent l’égalité entre les hommes et les femmes ainsi que la non-discrimination, comme cela a été approuvé en février dernier par la réunion d’experts de l’OIT sur les politiques salariales. Un autre point important est la valorisation des parcours professionnels qui doit se traduire par des formations agréées de qualité et le développement des compétences pour tous les travailleurs du soin. Les qualifications doivent être reconnues et transférables, pour que les travailleurs du soin qui le souhaitent puissent changer d’emploi au sein de ce secteur.
Enfin, il faut souligner l’importance de l’accès à la protection sociale pour toutes et tous, mais aussi la protection de la maternité, le droit à un congé parental et un congé paternité suffisamment rémunéré ainsi que le droit à un congé pour les aidants qui permettent un partage plus équitable du soin entre les femmes et les hommes, car ce sont bien souvent les femmes qui s’acquittent de ces responsabilités familiales essentielles mais non rémunérées, et elles le font en plus ou au détriment de leur activité professionnelle. A cet égard, une action normative de l’OIT serait nécessaire pour combler les lacunes juridiques existantes.
Quelles sont vos attentes et vos espoirs pour cette 112ème session de la Conférence Internationale du Travail ?
Les enjeux de la 112ème Conférence internationale du travail sont à la fois multiples et porteurs de réponses aux défis qui impactent le monde du travail et que traverse l’OIT.
Il est important que l’OIT préserve et (ré)affirme sa fonction normative originelle. L’abrogation de quatre conventions de l’OIT qui a été votée doit nécessairement s’accompagner d’une accélération de l’élaboration de nouvelles normes, mais aussi de la ratification de conventions actualisées. Les travaux des mandants au sein de la discussion normative sur les dangers biologiques sont en ce sens essentiels, car ils doivent pouvoir acter le principe de l’adoption d’une convention sur le sujet l’année prochaine. De même, la discussion récurrente sur les principes et droits fondamentaux au travail doit permettre de revitaliser l’action en faveur de la ratification et de la mise en œuvre des conventions fondamentales de l’OIT. Les différents cas de pays discutés à la Commission d’application des normes doivent conduire à des conclusions fortes et engageantes pour les Etats qui ratifient les conventions ciblées. Le tripartisme et le système de supervision des normes de l’OIT joue ici un rôle crucial pour garantir le respect des conventions et des droits des travailleurs.
Les conclusions qui seront adoptées par les différentes commissions doivent pouvoir être assorties d’actions fortes pour les mandants et qui puissent plus particulièrement bénéficier à l’ensemble des travailleurs, pour pouvoir œuvrer vers la justice sociale. Cette 112ème CIT doit être un point d’appui essentiel pour le sommet social mondial organisé par les Nations Unies en 2025.
Enfin, la session spéciale organisée suite au rapport du Directeur Général sur les territoires occupés a montré l’urgence absolue de la situation et le besoin d’engagement concret des états membres pour un soutien aux travailleurs palestiniens.